II
Cinq ans plus tard.
Le Woodbridge Collège, en Pennsylvanie, était une petite université, mais il émanait de ses murs une aura de prospérité tranquille — un lieu protégé et privilégié. Cela se voyait à la verdeur de ses pelouses manucurées — le gazon émeraude, les parterres de fleurs coupés au cordeau... un établissement qui avait les moyens de se soucier du décorum. L'architecture était de style gothique, brique et lierre, typique des universités des années vingt. De loin, on aurait pu se croire à Cambridge ou à Oxford, si ces universités illustres avaient quitté leur petite bourgade anglaise pour s'installer au milieu de l'Arcadie. C'était un établissement traditionaliste, isolé du monde extérieur, un endroit où les familles aisées ne craignaient pas d'envoyer leurs tendres rejetons. Les boutiques du campus faisaient fortune en vendant du lait chaud et des paninis. Même dans le feu des années soixante, Woodbridge était resté, comme l'avait souligné le doyen de l'époque avec humour, « un foyer de repos et non d'agitation ».
« Jonas Barrett », à sa propre surprise, se révéla un professeur émérite ; ses cours étaient curieusement populaires compte tenu des sujets abordés. Certains de ses étudiants étaient réellement brillants, les autres, pour leur grande majorité, se montraient plus studieux et plus respectueux de leur professeur qu'il ne l'avait été lui-même pendant ses études. Comme le lui avait fait remarquer l'un de ses collègues, un physicien timide, originaire de Brooklyn qui avait travaillé à l'université d'État de New York, enseigner à Woodbridge donnait l'illusion d'être un précepteur du XVIIIe siècle, ayant la responsabilité d'éduquer les enfants d'un lord anglais. On vivait ici au milieu du luxe et de la splendeur, mais en simple invité.
Il n'empêchait que Waller avait dit vrai. C'était une vie agréable.
Jonas Barrett contemplait son amphithéâtre bondé, une centaine de visages, pleins d'attente, rivés sur lui. Il avait été amusé lorsque le Campus Confidential avait dit de lui, après seulement sa première année d'exercice à Woodbridge : « Un maître de conférence au charisme glacé, plus Pr Pince-sans-rire que M. Rigolade. » Ils parlaient de son « visage imperturbable, teinté d'une ironie malicieuse ». Quelles qu'en soient les raisons, son cours sur Byzance comptait parmi les plus prisés du département d'histoire.
Bryson consulta sa montre : il était temps de conclure ce cours et d'annoncer le suivant.
— L'Empire romain a été l'une des grandes réussites géopolitiques de l'histoire humaine. La question qui a hanté nombre d'historiens est bien sûr celle de sa chute. — Son ton purement professoral était empreint d'un soupçon de second degré. — Vous connaissez tous cette triste histoire. La lumière de la civilisation a vacillé, puis s'est éteinte dans la nuit. Les barbares étaient aux portes. Avec la fin de ce monde disparut un grand espoir pour l'humanité, n'est-ce pas ? — Un murmure d'approbation parcourut l'assistance. — Peau de balle et balai de crin ! lança-t-il soudain. Il y eut des petits rires dans la salle, puis des chuchotements étouffés. — Pardonnez ma verdeur ! — Il jeta un regard circulaire dans l'amphithéâtre, d'un air de défi ironique. — Les Romains s'étaient effondrés sur un plan moral bien avant de s'effondrer sur un plan terrestre ! Ce sont les Romains qui, en représailles d'une première échauffourée avec les Goths, supplicièrent les enfants germains qu'ils détenaient en otages ; ils les massacrèrent un à un sur les places des grandes villes de l'Empire, lentement, en leur faisait subir de longues souffrances. En termes de cruauté pure, les Goths étaient des amateurs comparés aux Romains. Tout l'Occident était une vaste arène de sang et de torture. Devant cette décadence, l'aile orientale de l'Empire faisait figure d'éden ; elle a, d'ailleurs, survécu à cette chute prétendue de l'Empire romain. Byzance était une lointaine province pour les Occidentaux. Mais les Byzantins se considéraient, eux, comme les seuls héritiers de l'Empire romain ; ils ont su préserver la culture et les valeurs morales que nous chérissons aujourd'hui. L'Ouest n'a pas succombé aux ennemis extérieurs, mais à la vermine dans ses murs : voilà la vérité. La civilisation n'a donc pas chancelé et s'est encore moins éteinte dans la nuit... elle s'est simplement déplacée vers l'Orient. — Bryson marqua un silence. — Le cours est terminé, vous pouvez ramasser vos affaires. Profitez du week-end, en vous autorisant quelques excès. Souvenez-vous de ce que disait le grand Pétrone : de la modération en toute chose. Y compris dans la modération.
*
— Professeur Barrett ?
La jeune femme était blonde et jolie, l'une de ces étudiantes qui vous écoutaient d'un air solennel, toujours assises au premier rang. Bryson avait rangé ses notes et refermait sa serviette de cuir. Il l'écoutait d'une oreille distraite... il était question d'une mauvaise note... une voix urgente, des paroles banales, entendues des centaines de fois : j'ai travaillé si dur... j'ai fait vraiment le maximum... j'ai vraiment, vraiment essayé... Bryson se dirigea vers la porte ; elle lui emboîta le pas. Elle le suivait encore lorsqu'il sortit du bâtiment, traversait le parking pour rejoindre sa voiture.
— Pourquoi ne venez-vous pas discuter de tout ça dans mon bureau, demain matin, aux heures réservées aux entretiens avec les étudiants ? lui répondit-il gentiment.
— Mais, professeur...
Quelque chose ne va pas.
— Je crois que c'est ma note qui ne va pas, professeur.
Il ne s'était pas rendu compte qu'il avait parlé à haute voix. Mais tous ses signaux d'alerte étaient passés au rouge. Pourquoi ? Un brusque accès de paranoïa ? Allait-il finir comme ces traumatisés du Vietnam qui sursautaient de terreur à chaque fois que retentissait la moindre sirène de pompiers ?
Un son, quelque chose d'incongru, totalement hors contexte. Il se tourna vers l'étudiante, mais ce n'était pas pour l'observer. Son regard passa au travers d'elle, au-delà d'elle, vers quelque chose qui avait bougé à la périphérie de son champ de vision. Oui, il y avait quelque chose de bizarre dans le paysage... Un homme aux larges épaules, déambulant d'un pas trop nonchalant, feignant de savourer l'air pur, de contempler les pelouses verdoyantes, marchait dans sa direction, vêtu d'un costume de flanelle anthracite, d'une chemise blanche et d'une cravate au nœud impeccable. Ce n'était pas un enseignant de Woodbridge, ni même un membre de l'administration... et il faisait trop chaud pour porter de la flanelle. C'était quelqu'un de l'extérieur, mais qui tentait — maladroitement — de se fondre dans le milieu.
Tous ses instincts d'agent annonçaient « danger ». Ses cheveux se dressèrent sur sa tête et ses yeux commencèrent à épier les alentours, de gauche à droite, comme un photographe testant différents angles de vue — les vieilles habitudes revenaient toutes seules —, une sorte de réflexe conditionné, totalement déplacé en ce lieu paisible.
Mais pourquoi ? Il n'y avait aucune raison de s'inquiéter de la présence d'un visiteur sur le campus — un parent, un fonctionnaire du ministère de l'Éducation nationale, peut-être même un représentant ? Bryson jeta un second coup d'œil sur l'homme. Sa veste était ouverte. Bryson aperçut le reflet de bretelles marron soutenant le pantalon. L'inconnu portait pourtant une ceinture... La coupe du pantalon était curieusement longue, le revers tombait bas et plissait sur les chaussures, des chaussures noires à semelles de crêpe... Une montée d'adrénaline envahit Bryson : il avait revêtu lui-même ce genre de tenue, dans une vie antérieure. Parfois, il fallait l'action combinée d'une ceinture et d'une paire de bretelles pour soutenir un objet lourd placé dans l'une ou l'autre de vos poches de pantalon — par exemple, un pistolet de gros calibre. Et aussi des ourlets un peu longs pour dissimuler un holster de cheville. Savoir s'habiller pour la victoire, disait Ted Waller lorsqu'il expliquait comment un homme en tenue de soirée pouvait cacher un véritable arsenal, si le vêtement était bien coupé.
Je suis hors jeu ! Fichez-moi la paix !
Mais il n'y avait pas de paix possible ; il n'y en aurait jamais. Une fois entré dans l'arène, on ne pouvait plus en sortir, même si les chèques ne tombaient plus et que la couverture sociale expirait.
Les factions ennemies à travers le monde avaient soif de vengeance. Peu importaient les précautions prises, peu importaient la solidité de la couverture, la complexité de sa trame. Si on veut vraiment me retrouver, on le peut. Penser le contraire était illusoire. Et dans les hautes sphères du Directorat, on le savait tout aussi bien.
Comment savoir si ce quidam n'était pas envoyé par le Directorat lui-même, achever la stérilisation complète ou, pour reprendre cette métaphore cynique de barbouzes, retirer les échardes et nettoyer la plaie ? Bryson n'avait jamais rencontré d'anciens du Directorat ; il devait forcément exister des gens qui avaient pris leur retraite. Mais si quelqu'un, au niveau du consortium, commençait à douter de la loyauté dudit retraité, une stérilisation complète serait ordonnée ; à cet égard les « anciens » n'étaient pas mieux lotis que les membres actifs.
Stop ! Je suis sorti du jeu !
Mais qui le croirait ?
Nick Bryson — car il était redevenu l'agent Nick Bryson, exit le Pr Jonas Barrett — regarda attentivement l'homme en costume. Des cheveux poivre et sel, coupés en brosse, le visage large et hâlé. Bryson se raidit alors que l'inconnu s'approchait, sourire aux lèvres, découvrant une rangée de petites dents blanches.
— M. Barrett ? lança l'homme encore au milieu de la pelouse.
Le visage de l'inconnu était un masque d'assurance — un détail révélateur, la marque du professionnel entraîné. Un civil hélant un inconnu montrait toujours quelques signes de nervosité.
Le Directorat ?
Non, les agents du Directorat étaient meilleurs que ça, plus habiles, plus discrets.
— Laura, dit-il à voix basse à son étudiante, il faut que vous me laissiez maintenant. Retournez dans le bâtiment et allez m'attendre dans mon bureau.
— Mais...
— Maintenant !
La jeune fille obtempéra sur-le-champ. Sans voix et rouge pivoine, elle fit demi-tour et se dirigea à pas vifs vers le bâtiment. Un changement s'était produit chez le professeur Jonas Barrett — comme Laura le raconterait plus tard à sa camarade de chambre, « ce n'était plus le même homme, tout à coup. Il était devenu terrifiant ».
Des bruits de pas étouffés se firent entendre venant de la direction opposée. Bryson se retourna. Un autre homme : un type plus jeune, roux, avec des taches de rousseur sur les joues, vêtu d'un blazer bleu, d'un pantalon en twill beige. Plus crédible comme membre du campus, à l'exception des boutons du blazer qui brillaient comme des sous neufs. La veste ne suivait pas parfaitement la ligne du torse, un petit renflement était visible sur le côté, à l'endroit où se trouvait le holster d'épaule.
Si ce n'est pas le Directorat, alors de qui s'agit-il ? Une puissance étrangère ? Des gens de chez nous — la CIA, la NSA ?
Soudain Bryson identifia le bruit qui lui avait paru suspect et l'avait mis sur le qui-vive ; c'était le son d'une voiture tournant au ralenti, un bourdonnement grave et continu. Une Lincoln Continental, avec des vitres teintées, non pas garée sur le parking, mais arrêtée dans l'allée, juste devant sa voiture, interdisant tout espoir de fuite.
— M. Barrett ? répéta le premier inconnu, rivant cette fois ses yeux dans ceux de Bryson, réduisant à grands pas la distance qui les séparait. Il faut absolument que vous veniez avec nous. — Il avait un accent doux et rond du Middle West.
L'homme se planta devant Bryson et montra du doigt la Lincoln.
— Ah oui ? lâcha Bryson, d'un ton de glace. Je ne crois pas vous connaître, pourtant.
La réponse de l'inconnu fut muette et gestuelle : il posa ses mains sur ses hanches, bombant légèrement le torse pour mettre en évidence le holster qui se trouvait sous la veste. Un code discret entre deux professionnels, l'un armé, l'autre pas. Brusquement, l'homme se plia en deux de douleur, ses mains refermées sur son estomac. Avec la vitesse de l'éclair, Bryson avait enfoncé la pointe d'acier de son stylo-plume dans les abdominaux de l'intrus. Le professionnel avait réagi cette fois d'une manière très amateur, quoique parfaitement humaine. Chercher à saisir son arme, jamais à blesser ! — Encore l'un des nombreux préceptes de Waller ; un réflexe, totalement contre nature, qui avait sauvé la vie de Bryson bien souvent. Son adversaire avait, visiblement, encore des choses à apprendre.
Pendant que l'inconnu portait ses mains à sa chair meurtrie, Bryson plongea le bras sous la veste de l'homme et en sortit un Beretta bleu acier, une arme de petites dimensions mais très puissante.
Un Beretta — cela ne vient pas du Directorat ; mais de qui alors ?
Du bout du canon, il donna un coup sur la tempe de son agresseur et entendit le craquement de l'os sous le métal. Alors que l'homme s'écroulait, Bryson fit volte-face vers le roux au blazer bleu.
— Mon cran de sécurité est enlevé ! lança Bryson d'un ton décidé. Le tien aussi ?
L'air de confusion et de panique qui traversa le visage du jeune homme en disait long sur son inexpérience. Il était en train de réaliser que Bryson avait une longueur d'avance et qu'il appuierait sur la gâchette sitôt qu'il entendrait le clic du retrait de la sécurité. Les probabilités n'étaient pas en sa faveur. Mais un novice pouvait se révéler le plus dangereux des adversaires, précisément parce que ses réactions ne suivaient aucune logique, aucun bon sens.
Mieux valait ne pas forcer le destin. Son arme toujours braquée sur le jeune homme roux, Bryson recula lentement vers la Lincoln qui tournait au ralenti. Les portières n'étaient pas fermées à clé, évidemment, pour permettre de monter rapidement à bord. D'un mouvement fluide, tout en gardant le Beretta pointé sur le rouquin, Bryson ouvrit la portière côté conducteur et s'installa au volant. Au premier coup d'oeil, il sut que les vitres et le pare-brise étaient à l'épreuve des balles — une précaution élémentaire. Il lui suffit d'enclencher la première, et la voiture s'élança. Il entendit une balle heurter l'arrière de la voiture — la plaque minéralogique, à en juger par le bruit. Une autre frappa la lunette arrière, formant un petit éclat sans autre conséquence. Ils tentaient de viser les pneus, dans l'espoir d'empêcher sa fuite.
Quelques secondes plus tard, il franchissait le grand portail de fer forgé, laissant derrière lui un assaillant au sol et un autre, tirant à qui mieux mieux, avec une efficacité parfaitement médiocre. Les idées se bousculaient dans la tête de Bryson. Les vacances sont finies, d'accord. Et maintenant, c'est quoi la suite ?
*
S'ils avaient voulu me tuer, ils l'auraient déjà fait.
Bryson roulait sur la nationale, surveillant ses arrières et les voies adjacentes pour s'assurer qu'on ne le suivait pas. Ils sont venus me trouver par surprise, alors que je n'étais pas armé. C'était délibéré... Cela signifiait qu'ils avaient un autre but en tête. Mais lequel ? Et comment l'avaient-il retrouvé, tout d'abord ? Quelqu'un aurait pu avoir accès aux fichiers top secrets du Directorat ? Trop de variables, trop d'inconnues dans l'équation. Mais Bryson n'éprouvait aucune peur, seulement la froide concentration de l'agent qu'il avait été. Il ne se rendrait dans aucun aéroport, où on l'attendait sûrement ; il allait rentrer chez lui, au campus de l'université, là où on aurait le moins imaginé le trouver. S'il devait y avoir une autre confrontation, qu'elle se fasse ! Toute confrontation était, par définition, de courte durée. La fuite pouvait durer indéfiniment. Bryson n'avait plus la patience requise — sur ce point, au moins, Waller avait raison.
Au moment de s'engager sur Villier Lane, la rue du campus où se trouvait sa maison, il entendit, puis vit, un hélicoptère traverser le ciel, se dirigeant vers la petite aire d'atterrissage installée au sommet de la tour des sciences — don d'un généreux milliardaire ayant fait fortune dans les logiciels informatiques —, le plus haut bâtiment du campus. D'ordinaire, l'aire était utilisée exclusivement par les plus riches donateurs, mais il ne s'agissait pas d'un appareil civil. Sur ses flancs, Bryson reconnut les insignes fédéraux. Cet hélicoptère était pour lui, évidemment. Bryson se gara devant sa maison, une construction d'inspiration élisabéthaine, avec un toit en mansarde et une façade enduite de plâtre. La maison était vide ; le système d'alarme, qu'il avait installé lui-même, indiquait que personne n'était entré depuis son absence.
Sitôt arrivé, il s'assura que le système n'avait pas été neutralisé. Le soleil tombant d'une petite fenêtre projetait une flaque de lumière sur le plancher de pin, répandant une douce odeur de résine dans le salon. C'était la principale raison qui l'avait motivé à acheter cette demeure : l'odeur... qui lui rappelait une année heureuse de son enfance, passée dans une maison de rondins dans la région de Wiesbaden, lorsque son père était en poste à la base militaire. Bryson n'était pas un fils de militaire comme les autres — son père, après tout, était général et d'ordinaire la famille avait droit à une demeure confortable et à des gens de maison. Et pourtant, son enfance fut consacrée à faire ses valises et à les poser successivement aux quatre coins du monde. Les déménagements étaient facilités par ses grandes aptitudes linguistiques, qui émerveillaient tout son entourage. Se faire de nouveaux amis était toutefois une tâche plus ardue, mais à force de ténacité, il y était parvenu à chaque fois. Il avait vu trop de fils de militaires se replier sur eux-mêmes et devenu aigris, pour être tenté de suivre leur exemple.
Bryson était désormais chez lui. Il allait attendre. Et cette fois, la rencontre se ferait sur son territoire, selon ses propres modalités.
L'attente fut de courte durée.
Quelques minutes plus tard, une Cadillac noire aux insignes fédéraux, décorée d'un petit drapeau américain, se gara dans son allée. Bryson, qui observait la scène depuis la fenêtre du salon, sut aussitôt que cette officiante ostensible était destinée à le rassurer. Le chauffeur, en livrée, sortit de l'habitacle et alla ouvrir la portière arrière ; un petit homme sec descendit de voiture. Bryson connaissait ce visage ; il l'avait entraperçu sur CNN. Un cadre de quelque agence de services secrets. Bryson sortit sur le perron.
— Mr Bryson, lança l'homme d'une voix enrouée, avec un accent du New Jersey. — Il avait une cinquantaine d'années, une touffe de cheveux blancs sur le crâne, un visage anguleux et creusé, et portait un costume marron passe-partout. — Vous savez qui je suis ?
— Quelqu'un qui a un tas d'explications à me fournir.
L'homme hocha la tête, joignant les mains en un signe de contrition.
— On a fait une bourde, M. Bryson, à moins que vous ne préfériez que je vous appelle M. Barrett ? J'en assume l'entière responsabilité. Je suis venu vous présenter des excuses personnellement, c'est là la raison de ma visite. Et aussi vous fournir des explications.
Une image TV lui revint en mémoire, une légende en lettres blanches sous l'homme-tronc...
— Vous êtes Harry Dunne. Le directeur adjoint de la CIA.
Bryson l'avait vu témoigner, une ou deux fois, à des commissions d'enquête du Congrès.
— Je dois vous parler, insista Dunne.
— Je n'ai rien à vous dire.
— Je ne vous demande pas de parler, mais de m'écouter.
— J'en conclus que les deux autres clowns venaient de chez vous...
— C'est exact, reconnut Dunne. Ils ont été trop loin. Et vous ont aussi grandement sous-estimé... Ils se sont imaginé, à tort, qu'après cinq ans hors course, vous étiez rouillé. Vous leur avez, en fait, donné une leçon tactique qui leur servira toute leur vie, même si elle s'est faite, aujourd'hui, à leurs dépens. En particulier pour Eldridge, qui doit se faire recoudre ! — Il émit un rire, une sorte de bruit de crécelle éraillée. — Je vous demande encore une fois de m'écouter. Je vous dirai tout, sans rien cacher.
Dunne marcha lentement vers lui. Bryson, sur le perron, était adossé à l'un des poteaux de bois supportant l'auvent, les bras dans son dos. Le Beretta était glissé dans le creux de ses reins, à portée de doigts. A la télévision, il émanait de Dunne une sorte d'autorité naturelle ; en chair et en os, il paraissait plutôt malingre et ratatiné, nageant dans des vêtements trop grands.
— Je n'ai aucune leçon à donner, protesta Bryson. Je n'ai fait que me défendre contre deux individus louches qui ne semblaient pas me vouloir du bien.
— Le Directorat vous a parfaitement entraîné, c'est le moins que l'on puisse dire.
— J'ignore de quoi vous parlez.
— Allons, vous le savez très bien. Mais nous nous attendions à cette réaction.
— Je crois que vous vous trompez de bonhomme, répliqua Bryson tranquillement. Une erreur dans vos fichiers, sans doute. Je ne comprends rien à vos sous-entendus.
Le responsable de la CIA poussa un soupir sonore, suivi d'une quinte de toux.
— Malheureusement, tous vos anciens collègues n'ont pas votre discrétion, ou vos principes, ce qui serait un terme plus approprié.
— Je ne comprends pas un traître mot de ce que vous racontez.
— Nicholas Loring Bryson, né à Athènes, fils unique du général George Winter Bryson, récita Dunne, d'une voix monocorde. Diplômé de St Alban, de Stanford et de l'École des Affaires étrangères de Georgetown. Recruté à Stanford par une agence de services secrets quasiment invisible, connue d'une poignée d'élus sous le nom de Directorat. Formé aux missions de terrain, quinze ans de bons et loyaux services, décoré en secret pour hauts faits d'armes, ayant mené à bien des opérations telles que...
— Une sacrée bio ! l'interrompit Bryson. Dommage que ce ne soit pas la mienne. Nous autres, universitaires, nous nous prenons souvent à rêver d'une vie d'action, hors de ces murs vénérables.
Il parlait avec un air de défi. Sa couverture était conçue pour éviter la suspicion, pas pour y résister.
— Ni vous ni moi n'avons de temps à perdre, répondit Dunne. En tout cas, j'espère que vous savez que nous ne vous voulions aucun mal.
— Cela n'a rien d'aussi évident. Vous autres de la CIA, d'après ce qu'on lit partout, avez mille et une manières de causer de la souffrance. Une balle dans la tête par-ci, douze heures sous perf de Scopolamine par-là. Dois-je vous rappeler ce qui est arrivé à ce pauvre Nosenka, qui a commis l'erreur de rejoindre votre camp ? Il a eu droit au grand jeu, n'est-ce pas ? Deux ans dans une cellule capitonnée. Tous les moyens étaient bons pour le presser comme un citron.
— C'est de l'histoire ancienne, Bryson. Mais je comprends et accepte votre méfiance. Que puis-je faire pour vous rassurer ?
— Il n'y a rien de plus inquiétant que quelqu'un qui cherche à vous rassurer.
— Si je voulais vraiment vous avoir, nous n'aurions pas cette conversation, vous le savez très bien.
— Cela ne serait peut-être pas aussi facile que vous le croyez, répliqua Bryson d'un ton blasé.
Il lança un sourire glacial à Dunne, pour lui faire comprendre que c'était une mise en garde. Il n'était plus nécessaire de jouer les innocents.
— Nous savons ce que vous pouvez faire avec vos mains et vos pieds. Une démonstration est inutile. Tout ce que je vous demande, c'est de m'accorder votre attention un moment.
— C'est ce que vous dites.
Que savait au juste la CIA sur sa carrière au Directorat ? Comment tous les verrous de protection avaient-ils pu sauter ainsi ?
— Écoutez, Bryson, à ma connaissance, les kidnappeurs ne supplient pas leurs futures victimes. Vous vous doutez que je ne suis pas du genre à rendre visite aux gens chez eux. J'ai quelque chose à vous dire et cela ne sera pas agréable à entendre. Vous connaissez notre centre de Blue Ridge ?
Bryson haussa les épaules.
— Je veux vous emmener là-bas. Pour que vous puissiez entendre ce que j'ai à vous dire et voir ce que j'ai à vous montrer. Ensuite, si vous le désirez, vous rentrerez chez vous et nous ne vous importunerons plus jamais. — Il désigna la Cadillac. — Venez avec moi, je vous en prie.
— C'est de la folie pure, ce que vous me proposez là ! Vous vous en rendez compte, n'est-ce pas ? Deux brutes de troisième zone font irruption à la sortie de mon cours et tentent de me faire monter de force dans une voiture. Puis un homme que je n'ai vu qu'à la télévision — un haut responsable d'une agence de services secrets aux pratiques des plus douteuses — débarque chez moi pour me sortir un savant mélange de menaces et d'incitations mielleuses. Comment voulez-vous que je réagisse ?
Dunne soutint son regard.
— Quoi que vous puissiez dire, je sais que vous allez accepter.
— Qu'est-ce qui vous fait croire ça ?
Dunne resta silencieux un moment.
— Parce que c'est la seule façon de satisfaire votre curiosité, déclara-t-il enfin, la seule façon pour vous de savoir la vérité.
— La vérité sur quoi ? lâcha Bryson d'un air revêche.
— Pour commencer... répondit le responsable de la CIA à voix basse, la vérité sur vous-même.